« Avoir des avocats en charge du knowledge management dans un cabinet est un investissement lourd, dans la mesure où, pour leur permettre d’être efficaces, on les prive d’une bonne partie de leur clientèle ; pourtant, nous n’imaginons pas pouvoir nous en séparer un jour », confie Jean-Louis Paul, président du directoire chez Fidal. Dans le paysage français du droit des affaires, Fidal fait sans doute exception. Le cabinet a intégré une démarche de gestion des connaissances à son organisation dès sa création, il y a quatre-vingts ans cette année. Sa Direction nationale d’études et de recherches, forte de 95 avocats, tous associés et eux-mêmes managés par 14 knowledge partners, fait vivre la doctrine du cabinet et intervient en appui sur toutes les questions techniques particulièrement complexes qui se posent dans les dossiers. Sa troisième mission, et non des moindres : contribuer à faire évoluer les textes législatifs et réglementaires, via ses contacts avec les ministères et les administrations. « Cette matrice découle d’une volonté politique en terme de qualité, et de la nécessité de fédérer des compétences au niveau national », explique Jean-Louis Paul.
Chez Clifford Chance, les knowledge management lawyers ont su aussi se rendre suffisamment indispensables pour que leur coût soit considéré secondaire. « La démarche n’est pas perçue comme un élément de coût mais comme un élément de qualité, nécessaire à la bonne réputation du cabinet », assure Gilles Lebreton.
Encore toute nouvelle en France, la profession de knowledge management lawyer, est essentiellement anglo-saxonne. Mais elle est aujourd’hui en passe de conquérir ces cabinets toujours plus nombreux qui, en grossissant, se voient contraints de conceptualiser et d’organiser leurs flux d’informations. La matière juridique étant de plus en plus complexe et le client de plus en plus difficile sur la qualité des prestations qu’il achète dans un marché de plus en plus concurrentiel, optimiser son organisation interne pour être en mesure de servir, en bout de chaîne, une prestation à forte-valeur ajoutée, est devenu pour eux une nécessité.
Sortir les avocats des dossiers pour les consacrer en priorité au soutien de leurs confrères n’est pas pour autant un instinct naturel au sein des cabinets. Dans la plupart de ceux qui se sont déjà lancés dans l’aventure, les équipes restent très réduites, quatre à cinq avocats en moyenne, et les besoins semblent être comblés. Si beaucoup réalisent aujourd’hui que la création de valeur, à l’échelle de la structure, ne dépend plus seulement de la relation client, la nouvelle profession cherche un peu partout ses marques et souffre encore d’un déficit d’image. Le titre lui-même n’a pas été homogénéisé. On parle tantôt de knowledge management lawyers (KML), tantôt de professional support lawyers (PSL). Chez Gide Loyrette Nouel, même si le statut existe, aucune dénomination n’a été arrêtée.
Au quotidien, ces avocats sont chargés de collecter et d’organiser la connaissance et le savoir-faire, afin de mettre ces informations à disposition de leurs confrères, en front line sur les dossiers. Avocats du back-office, ils rédigent des modèles de contrats, parfois des notes, s’occupent de la formation et constituent des bases de données diffusées notamment au moyen de l’intranet. Ainsi que l’explique Bénédicte Brémond, responsable de l’équipe knowledge management chez Latham & Watkins, « le knowledge management lawyer capitalise sur le savoir-faire du cabinet et intègre les problématiques soulevées par la pratique. Il permet aux avocats qui n’ont pas le temps de gagner en efficacité et d’harmoniser leur pratique ».
DES AVOCATS EXPÉRIMENTÉS
Chez Gide Loyrette Nouel, depuis deux ans que la formule existe, les départements IP-IT, puis fusions-acquisitions, contentieux et social ont fait la demande d’une équipe de support et ont très vite obtenu satisfaction. Le cabinet attend, sous peu, l’arrivée d’un cinquième collaborateur qui officiera en finance. « Ces départements sont ceux qui comptent le plus grand nombre d’avocats », précise Xavier de Kergommeaux.
De la même manière, chez Clifford Chance, le groupe banque-finance d’abord en 1998, suivi des groupes corporate, immobilier et fiscal ont exprimé le désir de modifier leur fonctionnement. Et rapidement quatre PSL, assistés de huit juristes, les information officers, ont été recrutés pour travailler avec les 150 avocats concernés.
Comme tous les autres collaborateurs, les KML sont généralement intégrés, avec des juristes pour les assister, au sein d’un département d’affectation et restent rattachés aux associés responsables. Chez Latham & Watkins, en revanche, la fonction est envisagée comme une fonction transversale. Les deux uniques avocates chargées du knowledge management, en finance et corporate, ont des contacts privilégiés avec les départements, mais n’y sont pas détachées.
Les knowledge management lawyers sont des avocats expérimentés, voire très expérimentés, avec la formation et les compétences que cela implique, et entendent bien être perçus comme tels. Devenir knowledge management lawyer est généralement un choix, ou au moins la rencontre de consentements. Il ne s’agit en aucun cas d’une voie de garage. « C’est une entente entre un collaborateur qui souhaite partir ou aménager son temps de travail et le cabinet qui rechigne à se séparer de son savoir-faire », résume Xavier de Kergommeaux, managing partner chez Gide Loyrette Nouel. Un arrangement qui permet une évolution de carrière à des personnes qui, sans cela et pour diverses raisons qui ne tiennent pas à leurs compétences techniques, auraient plafonné.
UN RÔLE CENTRAL
Parce qu’ils travaillent sur des sujets pointus et prennent part à l’élaboration de la doctrine du cabinet, il est impératif qu’ils aient « une expérience confirmée en tant qu’avocat, afin d’anticiper les besoins des praticiens », explique Bénédicte Brémond, qui a elle-même exercé pendant neuf ans, avant de devenir responsable de l’équipe knowledge management du cabinet, lors de sa mise en place il y a un an. Pour être autonomes, il leur est aussi indispensable d’avoir une vision globale des problématiques juridiques et de leurs enjeux. Ainsi, Gilles Lebreton, associé chez Clifford Chance estime qu’ils « jouent un rôle central, qui demande beaucoup de crédibilité, car ils doivent communiquer en permanence avec les autres avocats de leur groupe et se prononcer sur telle ou telle alternative ».
Dans une optique de rentabilité, « et pour fournir un travail pertinent, il faut des avocats pro-actifs, qui ont une réelle expérience et qui connaissent le rythme et le travail de leurs pairs, afin d’identifier et d’anticiper leurs besoins pour y répondre au mieux », estime Clarisse Besnier, avocate en charge du knowlegde management au sein du groupe finance, chez Freshfields Bruckhaus Deringer. Au bureau français du britannique, la démarche a vu le jour en 1996. « Le knowlegde management lawyer pourrait être défini comme une force de l’excellence, reflet de la relation de confiance avec nos clients », précise-t-elle.
Chez Fidal, devenir associé en charge du knowledge management dans un département est même considéré comme une promotion. Jean-Louis Paul affirme qu’ils sont choisis parmi « les meilleurs sur le plan technique. Ce sont les meilleurs d’entre nous : les plus expérimentés et les plus crédibles en interne ».
Mais ces avocats qui ne sont pas en contact avec le client sont parfois considérés comme de « super-documentalistes ». Des efforts sont faits, dans les cabinets, pour que la profession soit valorisée et pour que ceux qui l’exercent puissent avoir les moyens de travailler d’égal à égal avec leurs confrères. Selon Justine Delbard, knowledge management lawyer en finance chez Latham & Watkins, l’utilisation des outils qu’ils mettent en place et la régularité avec laquelle ils sont sollicités sont finalement la meilleure preuve de leur bonne intégration dans la structure.
« LEUR ARRIVÉE RÉCENTE SUR LE MARCHÉ NE LEUR A LAISSÉ NI LE TEMPS, NI L’ENVIE DE REVENIR SUR LE DEVANT DE LA SCÈNE, MAIS POUR CES AVOCATS, LA QUESTION D’UN ÉVENTUEL RETOUR EN FRONT LINE SE POSE MALGRÉ TOUT. »
RETOUR AUX DOSSIERS
Bien que manquant encore de recul dans ce domaine, les cabinets craignent déjà qu’en cessant toute relation avec les clients, ces avocats ne perdent une partie de leur compétence sur le plan pratique. Leur arrivée récente sur le marché ne leur a laissé ni le temps, ni l’envie de revenir sur le devant de la scène, mais la question d’un éventuel retour en front line se pose malgré tout. Dans tous les cabinets, cette option est au moins envisageable, sinon prévue, voire recommandée. Dominique Ferré, knowledge partner dans le département distribution, concurrence, propriété intellectuelle, technologies de l’information chez Fidal, considère en effet qu’il est « impossible de mener un travail de pilotage technique sans conserver un lien avec les problématiques des clients ». Ainsi, pour éviter « d’être déconnectés des questions opérationnelles, les avocats qui passent deux ou trois ans sans s’occuper des clients se ré-acclimatent ensuite progressivement aux dossiers ».
De la même manière, chez Freshfields, les avocats du département corporate notamment, s’occupent du knowledge management pendant une période variant de six mois à deux ans, avant de reprendre une activité plus classique. Chez Gide, les premiers professional support lawyers ont été engagés il y a deux ans à peine et rien n’a encore été prévu. Mais Xavier de Kergommeaux considère toutefois qu’un avocat qui resterait « durablement extérieur aux dossiers risquerait de sortir de la technique ». Il envisage « la mise en place d’une démarche pragmatique, qui offrirait la possibilité de passer assez simplement de l’un à l’autre ». En attendant qu’un tel protocole voit peut-être le jour et pour éviter une certaine « péremption », il est important, selon lui, d’impliquer ces avocats un peu particuliers aussi souvent que possible dans la relation avec les clients, par un système de validation ou de relecture… La réflexion n’est pas encore aboutie. Mais de l’avis de tous, il serait, en pratique, extrêmement difficile d’exercer les deux activités en même temps. Les clients seraient systématiquement prioritaires et le knowledge management en pâtirait.
Et de toute façon, rares sont au fond ceux, parmi ces avocats, qui souhaitent vraiment retourner sur le devant de la scène. Et ce, malgré le sentiment, encore flou mais partagé par beaucoup, qu’il ne s’agit pas d’un métier que l’on peut exercer à vie. Ils estiment avoir gardé tous les avantages de leur ancienne fonction, sans avoir à en subir les inconvénients. Devenir KML répond souvent à une demande de l’avocat lui-même. Pour des raisons personnelles ou familiales, il souhaite soit des horaires plus prévisibles ou un aménagement de son temps de travail, soit se soustraire à la trop forte pression des dossiers.
Après avoir quitté une profession où stress et urgence sont bien souvent les maîtres mots, les KML ont désormais davantage de temps pour eux et pour approfondir des questions de droit qui les intéressent. Ils peuvent se concentrer sur l’analyse juridique, ce qui leur donne le recul dont manquent parfois les avocats, pressés par les dossiers et l’obligation de rentabilité. Ils ont désormais le temps de faire ce que les praticiens du cabinet n’ont pas pu ou pas eu envie de faire. Paradoxalement, s’habituer à ce nouveau rythme, beaucoup plus lent, peut demander un certain effort. Mais une fois le rythme pris, la satisfaction de transmettre un savoir et le sentiment de faire avancer les choses prennent le dessus.
C’est par le partage de l’expérience et du savoir-faire que la profession prend tout son sens. Le système s’enrichit au travers de ces échanges. Et l’adhésion collective de l’ensemble des membres du cabinet est nécessaire. Il est indispensable que tous participent à l’alimentation des bases de données pour les rendre aussi dynamiques et performantes que possible. Or les avocats, par essence indépendants, n’y songent pas toujours. Les automatismes ne sont pas encore pris. « Il faut être pédagogue, les inciter à communiquer », explique Carole Truong, PSL dans le groupe Fiscal chez Clifford Chance. « Mais finalement, les choses se font de plus en plus naturellement. Ils y pensent d’autant plus spontanément qu’ils en sont les premiers bénéficiaires et utilisateurs. Même s’il faut encore le leur rappeler à l’occasion ».
Cabinets et KML semblent finalement ne voir que des avantages à cette nouvelle organisation. Pour le moment ? Un certain nombre de questions, en effet, restent encore sans réponse. Questions parmi lesquelles figurent en bonne place l’évolution de carrière de ceux qui ne souhaiteront pas revenir vers les dossiers et le risque qu’avec le temps, les praticiens n’oublient que les KML ont précisément les mêmes diplômes qu’eux et ne les dévalorisent.
Pour l’instant, rassure cependant Xavier de Kergommeaux, il n’y a « ni difficulté, ni querelle de classe, car l’installation d’un tel système répond à un besoin et à une demande de part et d’autre. dans la mesure où il s’agit d’un statut qui n’est pas imposé, il n’y a aucune raison que cela se passe mal. On verra sur la durée ».
Par Élodie Lévy
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