La crise sanitaire a levé le voile sur plusieurs anomalies au niveau de la législation du travail au Maroc. Elle a mis en exergue l’absence de certaines notions qui prennent aujourd’hui une grande place dans notre quotidien telles que le travail à distance, dit télétravail.
Il s’agit d’un mode d’organisation du travail auquel salariés, fonctionnaires et employeurs du monde entier ont eu recours dès l’apparition de la pandémie du coronavirus.
Afin de continuer à protéger la population, les autorités ont appelé les salariés et fonctionnaires à recourir au travail à distance lorsque la nature du travail le permet. Un appel qui a été réitéré en fin d’année par le gouvernement.
Désormais, la situation épidémiologique s’améliore et nous nous dirigeons vers une sortie de crise sanitaire et un retour à la vie normale grâce à la campagne de vaccination qui a démarré.
Cela dit, cette tendance du travail à distance a arrangé plusieurs structures qui envisagent d’adopter ce mode d’organisation pour une longue durée et hors contexte de pandémie.
Or, le télétravail n’est pas encadré par le droit marocain. Certains textes se sont adaptés à ce contexte de crise mais le travail à distance reste un mode d’organisation sans cadre juridique propre.
Est-il temps d’amender la législation marocaine pour y introduire le télétravail ? La réflexion est-elle déjà lancée dans ce sens ? Par qui ? Sur quoi faut-il se focaliser ? Voici les réponses de juristes.
Joint par Médias24, un professeur universitaire et consultant en droit du travail, rappelle qu’il n’existe pas de “texte juridique franc qui réglemente le travail à distance, mais que l’article 8 du code du travail traite du travail à domicile. Toutefois, les personnes visées par cet article sont celles qui effectuent un travail, à la demande de l’employeur, dans le cadre d’une activité traditionnelle ou manuelle et qui ne correspond pas forcément au travail à distance tel que nous le voyons aujourd’hui”.
En effet, l’absence de texte législatif a conduit les entreprises et administrations à se poser de multiples questions lorsqu’il a fallu recourir au télétravail pendant la période de confinement.
“Les employeurs se demandent comment contrôler le travail de l’employé, comment s’assurer qu’il respecte la durée du travail, que c’est lui-même qui exécute ses tâches, s’il est possible de le contrôler à distance, s’il faut utiliser une caméra pour le faire, etc. Plusieurs questions ont été soulevées et c’est pour cela qu’il devient nécessaire d’élaborer un texte juridique pour réglementer les droits et obligations des deux parties”, déclare l’universitaire.
Si certaines problématiques ont été résolues à travers l’élaboration d’avenants aux contrats de travail pour prévoir cette possibilité ou via des engagements signés par les salariés par lesquels ils s’engagent à respecter le pouvoir de direction de l’employeur, les horaires et les conditions d’hygiène et de sécurité, d’autres questions restent posées. Notamment concernant l’accident du travail.
“Beaucoup d’entreprises se sont tournées vers les compagnies d’assurance pour leur demander d’intégrer le travail à distance dans la police d’assurance”, explique notre interlocuteur.
Ce dernier souligne, par ailleurs, que dans ces conditions particulières, “le travail à distance s’est imposé par les faits. Durant cette période, le ministère du Travail a accompagné les entreprises dans cette situation, en attendant de mettre en place et d’élaborer un texte complet”.
La nécessité de légiférer sur le télétravail est également soulevée par Me Nesrine Roudane, avocate au barreau de Casablanca. Selon elle, “le télétravail présente des opportunités intéressantes mais comporte également des défis à relever et c’est la raison pour laquelle il convient de mûrir la réflexion et de ne pas légiférer dans la précipitation pour avoir un retour d’expérience suffisant”.
Dans ce sens, et pour “préparer le terrain”, la commission sociale de la CGEM a préparé “une proposition de texte” qui a été envoyée au ministère du Travail afin de servir de “support qui pourrait être utilisé lors de la préparation d’un projet de loi”. Et pour accompagner les entreprises, la CGEM a publié un kit de télétravail.
Idem pour l’association marocaine de la relation clients qui a également préparé un document sur la réglementation du télétravail.
Pour en savoir plus sur le lancement d’une réflexion autour de la question au sein du ministère du Travail, Médias24 a tenté de joindre Mohammed Amekraz qui est demeuré injoignable.
“En ce qui concerne le secteur public, qui a également eu recours au travail à distance, le ministère de la Réforme de l’administration a préparé un projet de décret sur le télétravail dans la fonction publique”, rappelle notre interlocuteur.
Nul doute que l’élaboration d’un texte complet nécessite, comme le souligne l’universitaire, un “dialogue entre la CGEM, les syndicats et le gouvernement pour qu’il y ait une large adhésion”.
C’est ce que confirme Me Nawal Ghaouti, avocate au barreau de Casablanca.
Selon elle, “le débat doit être ouvert au niveau national avec toutes les parties prenantes, c’est-à-dire les représentants des entreprises mais aussi ceux des salariés qui ne peuvent être réduits aux syndicats seulement. La question concerne également les médecins, les sociologues et psychologues puisque le télétravail interroge également la problématique du droit à la déconnexion, l’isolement et les maladies professionnelles de souffrances psychologiques qui peuvent en découler, etc.”
“Sans oublier l’Administration fiscale qui doit réglementer le régime fiscal des frais inhérents au télétravail, du côté du salarié et aussi de l’entreprise. La CNSS aura également son mot à dire sur la déductibilité des frais professionnels inhérents au télétravail pour le calcul des cotisations”, ajoute-t-elle.
Selon Me Meriem Berrada, avocate au barreau de Casablanca, “la réglementation du télétravail va permettre de préciser les conditions de mise en place du télétravail et par parallélisme les conditions de retour au travail au sein de l’entreprise”.
Pour Me Roudane, “le télétravail ne doit être considéré ni comme un droit ni comme une obligation et suppose le consentement des parties à la relation de travail, qui ne peut être obtenu sous la contrainte comme la menace de perte d’emploi à titre d’exemple”.
Outre une définition claire du télétravail, mais aussi de ses formes (à plein temps, partiel, alterné, etc.), le texte à élaborer doit également préciser, selon l’universitaire, à qui s’applique le travail à distance, les conditions de recours à ce mode d’organisation, les modalités de protection contre les accidents du travail, ainsi que des dispositions sur la protection de l’image et des données personnelles.
En effet, il est essentiel de se pencher sur la protection des données personnelles dans le cadre du travail à distance notamment lorsque les outils de travail sont principalement électroniques. D’une part, pour protéger les données à caractère personnel de l’employé mais aussi, comme le souligne Me Meriem Berrada, “il faut sécuriser et protéger les données de l’entreprise”.
Dans ce sens, Me Ghaouti rappelle que “la CNDP (Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel) a adopté le 23 avril 2020 une délibération régissant le télétravail dans le secteur de la relation client en situation d’état d’urgence sanitaire covid-19”.
“Cette délibération définit le télétravail comme toute forme d’organisation du travail qui s’effectue en dehors des locaux de l’entreprise, au moyen des technologies de l’information et de la communication. Elle enjoint les entreprises concernées de conclure une charte de télétravail et pose des conditions strictes pour l’enregistrement webcam des réunions de travail ou bien encore les captures d’écran de ces réunions.
“Elle impose par ailleurs une formalisation de ce télétravail à l’employeur qui doit informer le salarié des enregistrements qu’il envisage de faire et de recueillir le consentement du salarié, au moyen d’un document écrit. Il ne s’agit pas d’une règle de droit, mais les sanctions pécuniaires et pénales liées aux infractions à ces directives et autorisations préalables données par la CNDP sont extrêmement dissuasives”, explique l’avocate.
Cela dit, il s’agit d’un texte spécifique à l’état d’urgence sanitaire dû au Covid-19 et ne vise que les entreprises du secteur de la relation client. C’est pourquoi, Me Ghaouti souligne que “les règles à consigner dans le code du travail devront avoir une portée générale, car par définition les entreprises et entités sont diverses tant par leur secteur d’activité, leur taille et leurs problématiques organisationnelle et managériale ; ce qui imposera in fine l’obligation d’une négociation particulière et accords internes à l’entreprise”.
Par ailleurs, selon Me Meriem Berrada, “la mise en place du télétravail a lieu aujourd’hui via une décision unilatérale de l’employeur. Il serait plus judicieux d’établir le télétravail par convention, ou par accord collectif comme c’est le cas en France qui prévoit d’ailleurs une charte élaborée par l’employeur avec avis du comité social et économique s’il existe. Un accord écrit recueillant le consentement des deux parties, à savoir l’employeur et le salarié, est établi en cas d’absence d’accord collectif ou de charte”.