Le monde judiciaire est en pleine ébullition! Après environ trois mois d’inactivité suite à la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, les juridictions vont être prises d’assaut dès la fin de confinement prévu pour le 10 juin (Cf. L’Economiste n°5770 du 28 mai 2020).
Les praticiens s’attendent à un autre scénario critique. Avocat d’affaires à Casablanca, Kamal Habachi n’écarte pas des défaillances d’entreprises en chaîne.
«De nombreuses entreprises ont été contraintes d’arrêter partiellement ou totalement leurs activités. Elles font face à des difficultés comme l’arrêt des commandes ou une chute de leurs chiffres d’affaires… Il est nécessaire de trouver des solutions pour éviter les liquidations massives des entreprises en cessation d’activité», insiste Me Kamal Habachi.
Son diagnostic est largement partagé. Mais doit-on pour autant le prendre pour argent comptant? Le cabinet Bassamat & Laraqui donne à son tour l’alerte dans un contexte marqué par la pandémie du coronavirus et ses conséquences. L’une de ses fondatrices, Bassamat Fassi-Fihri plaide pour «une évaluation urgente de la pratique judiciaire des procédures de traitement des difficultés d’entreprises. Le recours à celles-ci sera démultiplié nonobstant les soutiens financiers mis en place en faveur des entreprises».
Les magistrats du ministère public ont initié 1.497 procédures en 2018 devant les juridictions commerciales. Leurs pouvoirs en matière d’entreprises en difficulté ont été élargis par la réforme de la loi n°73-17 modifiant et complétant le code de commerce. Depuis le 23 avril 2018, les procureurs du Roi peuvent par exemple introduire un recours contre les procédures visant à changer le syndic judiciaire. Le ministère public peut désormais réclamer aussi des sanctions pécuniaires (Présidence du ministère public – rapport d’activité 2018)
Le gouvernement a décidé le report des charges sociales pour 18 mois ou l’exonération dans certains cas. L’exécutif a prévu aussi de reporter le recouvrement des impôts jusqu’ à fin juin 2020. Parallèlement, les banques ont prévu aussi un report des échéances des crédits.
Mais l’impact de ces mesures sur les entreprises varie selon leur type d’activité, volume d’affaires et leur taille. Les conséquences de la pandémie «seront plus dures» pour les PME qui dominent largement le tissu économique. «Elles n’ont pas de trésorerie aussi importante que les grandes sociétés. Leurs charges se sont accumulées depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire en mars 2020: loyer, salaires, dettes fournisseurs… Ces sociétés font face à des difficultés immédiates et vont retentir sur les années à venir», pronostique l’universitaire Saida Bachlouch, présidente de l’Observatoire des entreprises en difficulté.
Plusieurs écueils existent pour éviter ou du moins atténuer les effets de ce scénario catastrophe.
Premièrement, le temps joue contre le monde judiciaire et celui des affaires.
Le cabinet Bassamat & Laraqui recommande de «repenser les demandes d’ouverture de la procédure». Adopter un formulaire-type fait partie de ses recommandations. «Il permettra d’établir un diagnostic efficient de la situation d’entreprise. Cette solution est d’autant plus envisageable à court terme. Car il existe déjà un portail pour les avocats dédié au dépôt de requêtes pour certaines procédures» (www.portailavocats.justice.gov.ma).
Ce portail est hébergé dans le site du ministère de la justice «pour les tribunaux de commerce de Casablanca, d’Agadir et de Marrakech depuis mai 2020».
A peine 155 avocats sur 17.000 y ont ouvert un compte entre la date de déclaration de l’état d’urgence sanitaire, le 20 mars, et le 26 mai annonce le ministère de la Justice.
D’où le deuxième obstacle lié à la digitalisation des procédures et à une certaine résistance des praticiens. «Ce portail est limité aux recours en référé, l’injonction de payer une créance… Le paiement en ligne des taxes judiciaires n’est possible qu’au tribunal de commerce de Casablanca. Et il est opérationnel uniquement pour les taxes fixes de 50 ou 100 DH!», s’étonne Me Rachid Diouri du barreau de Casablanca.
Ce n’est là qu’un petit échantillon d’une digitalisation qui tarde à venir. Elle est pourtant programmée par la Charte de la réforme de la justice depuis juillet 2013!
Certes le temps et le retard technologique jouent contre les juges et les auxiliaires de justice face à cette vague de défaillance d’entreprises qui s’annonce. Mais les managers sont-ils sensibilisés aux procédures collectives? Celles-ci sont prévues par le code de commerce: plan de sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire… «Il faut réconcilier les dirigeants de sociétés avec le droit», estime la présidente de l’Observatoire des entreprises en difficulté.
Traduction sociologique: A part l’ignorance de la loi, la demande d’un plan de sauvetage par exemple est perçue comme un aveu d’échec, une honte… Certains patrons, comme celui de Stroc Industrie, ont dû prendre leur courage à deux mains pour saisir la justice et éviter ainsi la faillite (Cf. L’Economiste n°5288 du 6 juin 2018).
Me Hamid Adssaoui a plaidé le dossier Stroc Industrie (Cf. L’Economiste n°5357 du 25 septembre 2018). Son témoignage est significatif sur l’ampleur du chantier et ses défis: «Vu le volume des documents à consulter et les délais, le monde judiciaire ne dispose pas forcément d’assez de temps. Le dossier de Stroc Industrie comportait 150 pièces comptables»!
Par Faiçal FAQUIHI, L’economiste