Le Conseil de la concurrence revient encore une fois aux devants de la scène. Après sa réactivation il y a deux années, mais sans réels pouvoirs, cette institution se trouve aujourd’hui dans une phase qui sera déterminante pour son avenir. Le gouvernement à qui l’on a longtemps reproché (y compris dans nos colonnes, www.lavieeco.com) d’être juge et partie en matière de régulation de la concurrence prépare un projet de réforme des statuts et des prérogatives de cet organisme qui devrait pouvoir enfin jouer son rôle de gendarme du marché alors qu’il a eu jusque-là une mission purement consultative. La Vie éco a appris que Abbas El Fassi a récemment mis en place une commission interministérielle dédiée à cette réforme. Présidée par le ministère délégué auprès du Premier ministre, en charge des affaires économiques et générales et regroupant notamment les départements du Commerce et de l’industrie, de l’Intérieur et de la Justice, cette commission travaillera sur ce «chantier national où toutes les parties concernées seront impliquées dans la confection de la réforme», précise Hassane Bousselmane, directeur des prix et de la concurrence au sein du ministère des affaires économiques et générales.
Il faut d’embler souligner que le processus sera assez long puisque les responsables chargés de chapeauter ce projet prévoient d’ouvrir d’abord un débat national qui permettra de recueillir les remarques de tous les intervenants. Ce n’est qu’après que le projet «sera soumis au gouvernement», souligne M. Bousselmane.
Difficile de savoir si ce chantier aboutira avant 2012, année où le mandat du gouvernement El Fassi va expirer. Ce que l’on sait, par contre, c’est que les grandes lignes de ce projet de loi tendent vers une transmission des prérogatives de l’administration au conseil. Auprès du premier ministre, on affiche ainsi la volonté de doter le Conseil de la concurrence de larges pouvoirs pour s’acquitter de son rôle de gendarme de l’activité économique. Plus concrètement, celui-ci sera une autorité indépendante dotée du droit d’auto-saisine et du pouvoir décisionnel, ce qu’elle n’a jamais eu jusqu’à présent. Elle pourra ainsi engager des enquêtes. Et ce n’est pas tout, la composition du conseil subira également des changements importants. Cette extension des pouvoirs sera accompagnée de la garantie de droits de recours pour les tiers qui permettra de protéger les intérêts de ces derniers, précise-t-on auprès du Premier ministre.
Les régulateurs sectoriels pour le volet technique, le Conseil pour les questions de concurrence
Autre point sur lequel se penchera le projet de réforme : le flou qui règne dans les prérogatives des questions de concurrence entre le conseil et les régulateurs sectoriels. Aujourd’hui, la loi n’est pas assez claire dans ce domaine. On ne sait pas qui doit intervenir dans le cas où certaines affaires de concurrence surviennent dans les secteurs où il existe des autorités de régulation, tels les télécommunications et l’audiovisuel.
Le risque que le conseil et le régulateur sectoriel se disputent ces attributions est fort probable. Et il s’est déjà produit (voir encadré). Le projet de réforme va ainsi mettre fin à cette ambiguïté. Et selon des sources proches des concepteurs du projet, on va vers «l’octroi au conseil des pouvoirs d’intervention en matière de concurrence en général tandis que le régulateur sectoriel se verra confier tout ce qui a rapport avec le volet technique, comme c’est le cas dans tous les pays où l’expérience de la concurrence est très ancrée».
Dans un premier temps, ce sont surtout les domaines des ententes et des abus de position dominante qui constitueront l’essentiel des champs d’intervention du Conseil de la concurrence. Quant au volet des concentrations, il ne sera pas de son ressort. Ce ne sera pas une priorité pour le moment, du moins, selon des sources proches de la Primature.
Mais déjà s’ils sont adoptés, ces changements annoncés seraient radicaux. Et le Premier ministre aura fait une grande concession. Car, depuis la mise en place du Conseil de la concurrence dans sa nouvelle configuration, en août 2008, le chef de l’exécutif s’est toujours aligné sur la position de son ministre délégué qui défendait bec et ongles la concentration des prérogatives afférentes aux questions de la concurrence au sein de la direction des prix et de la concurrence relevant de son département. Pour le département de Nizar Baraka, le contexte économique national n’est pas assez évolué pour confier à une autorité indépendante la gestion des affaires sensibles de la concurrence d’autant que les structures (techniques, logistiques et humaines) du conseil qui n’étaient pas assez mûres et sa composition qui n’assurait pas une autonomie de l’organisme ne lui permettaient pas d’assumer son rôle de manière efficace.
Un conseil pour la concurrence et une direction pour les prix
L’équipe dirigeante du conseil ne l’entendait pas de cette oreille et elle a mené un rude combat pour recouvrer plus de pouvoirs. Depuis sa nomination à la tête de l’organisme, Abdelali Benamour n’a cessé de se battre pour renforcer les attributions du conseil. Il faut dire que dans sa configuration actuelle, le conseil ne peut engager une action qu’après avoir obtenu l’autorisation du premier ministre. Comme le précise son président, «le conseil n’a pas d’autonomie et son rôle est fondamentalement consultatif et non décisionnel». De fait, la loi ne fait obligation au gouvernement ainsi qu’aux commissions permanentes du Parlement que de prendre l’avis du conseil et non pas de solliciter de sa part une décision. Un avis que le gouvernement n’est pas obligé de suivre.
Actuellement, le conseil peut recevoir des requêtes de la part des conseils de régions, des communautés urbaines, des Chambres de commerce, d’industrie et de services, des Chambres d’agriculture, d’artisanat, de pêche maritime ainsi que des organisations syndicales et professionnelles ou des associations de consommateurs reconnues d’utilité publique. Et en général, comme le fait remarquer un membre du conseil, «même les saisines qu’il peut recevoir en vue de rendre un avis ou des recommandations sont trop encadrées».
Autre handicap dénoncé par les dirigeants du conseil même : la composition des membres de cet organisme. L’actuelle loi réserve la moitié des sièges aux représentants de l’administration, soit six membres, trois aux représentants d’activités dans les secteurs de production, de distribution ou des services et trois à des experts indépendants. Le champ d’intervention du conseil est également très limité. Ses rapporteurs n’ont pas le pouvoir d’obliger leurs interlocuteurs à collaborer -on l’a récemment vu avec l’enquête sur le beurre- pour engager leurs investigations et il ne dispose pas d’enquêteurs. Pour cela, il doit recourir aux services de la direction des prix et de la concurrence qui relève du ministère des affaires générales du gouvernement. Autant dire que c’est là où résidait le fond du problème. Le conseil revendiquait ainsi toutes les attributions relatives au domaine de la concurrence concentrées au sein de cette direction.
Une réforme accélérée dans la perspective du Statut avancé
Selon ses responsables, le conseil dans sa configuration actuelle ne peut plus assumer sa mission comme il le faut à cause de ses prérogatives limitées. Ils n’ont d’ailleurs cessé de le répéter sans détour : «la loi 06-99 ne permet nullement au conseil de jouer un rôle opérationnel». Les répercussions ont été négatives sur l’activité du conseil.
Deux ans après l’installation de l’actuel président, et en deho
rs de la sensibilisation, cet organisme n’a pas fait grand-chose. De l’avis même de ses dirigeants, le nombre des demandes d’avis reçues par le conseil est modeste. Certes, l’absence de culture de la concurrence au sein du tissu économique y est pour quelque chose. Mais les statuts de l’organisme qui limitent ses interventions expliquent en grande partie le peu de rendement. Aujourd’hui, il semble que le Premier ministre soit finalement convaincu de la nécessité de rétablir la situation: le conseil se chargera de la concurrence et l’administration de toutes les questions relatives aux prix. Et il était temps. Car la polémique entre l’équipe dirigeante du conseil et le Premier ministre (ou le ministre des affaires économiques et générales par juxtaposition) a été vive, si bien qu’on a failli revivre la première expérience de ce conseil qui, mis en place en 2000, est resté en veilleuse jusqu’à 2009. «Il faut évaluer ces neuf années après l’entrée en vigueur de la loi sur la concurrence et il est temps de mettre en place un nouveau cadre qui tienne compte de l’évolution économique du pays et des difficultés affrontées en cours de route, ainsi que des engagements du Maroc vis-à-vis de la communauté internationale et surtout de l’Union européenne», estime M. Bousselmane. Il faut dire en fait que les engagements avec l’UE ont quelque part accéléré la décision concernant cette réforme. Car le Maroc est appelé à rapprocher l’ensemble de ses législations avec celles de l’Union européenne dans le cadre du statut avancé. A cet effet, une assistance technique européenne connue sous l’intitulé de jumelage institutionnel, est accordée au Royaume pour réussir ce chantier. Pour les questions de la concurrence, la tâche a été confiée à une équipe d’experts venue d’Allemagne dont l’expérience est jugée très en avance dans ce domaine. Leur mission de trois ans s’est achevée et ses résultats sont probants, selon M. Bousselmane. Parmi les principales recommandations des experts allemands, figure la nécessité de mettre en place une autorité indépendante par rapport au pouvoir exécutif et doté de larges pouvoirs, soit exactement ce que stipule le projet de réforme.
En attendant de se voir doter de plus de prérogatives, le conseil a procédé à l’élaboration d’études de «concurrentiabilité» dans plusieurs secteurs. L’objectif est de constituer une base de données qui permettra de fournir les outils d’analyse et de suivi à l’action du conseil. En 2009, six études ont été réalisées et huit sont programmées en 2010. Parmi les secteurs choisis cette année, il y a celui des télécommunications. Mais l’étude de ce secteur n’est pas passée sans difficulté. En réalité celle-ci a suscité l’ire des responsables de l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) qui n’ont pas digéré le fait qu’on empiète sur leur platebande. Le DG de l’ANRT a ainsi saisi le Premier ministre qui s’est référé au Secrétariat général du gouvernement, en tant que garant institutionnel des prérogatives des organismes publics, pour donner son point de vue. Le SGG a donné raison à l’ANRT. Lorsque le Premier ministre a adressé l’avis du SGG au Conseil de la concurrence, ce dernier a répondu que l’étude porte sur l’aspect économique et non pas technique qui, lui, relève de l’ANRT. L’affaire n’est pas close et les deux parties attendent toujours l’arbitrage final de la Primature. En attendant, l’étude du Conseil de la concurrence se poursuit dans sa première phase portant sur le marché en général.
Histoire :En 1996 déjà, un projet de loi ambitieux réduit à une peau de chagrin
Le premier projet de loi traitant des questions de la concurrence et des prix a été élaboré en 1988. Il a été ensuite scindé en deux volets, chacun relatif à un des deux domaines. Mais il n’a jamais été adopté. En février 1996, un autre projet de loi avait été présenté par la Direction des prix et de la concurrence relevant du ministère de l’incitation à l’économie de l’époque.
Le texte qui n’a pas non plus vu le jour préconisait la mise en place d’un Conseil de la concurrence doté d’une indépendance et surtout de larges pouvoirs d’intervention comme la possibilité de s’autosaisir, de recevoir des plaintes des entreprises et des associations professionnelles ainsi que des commissions parlementaires. Il devait être consulté sans aucune restriction par toutes les parties concernées par les questions de concurrence, et disposer de ses propres rapporteurs permanents. Les dispositions de ce projet de loi étaient innovantes également au niveau de la composition du conseil.
Le président et le vice-président devaient être issus de la Cour suprême. De même que sur les dix autres membres, cinq devaient être choisis parmi les magistrats de la Cour suprême ou des autres juridictions tandis que les cinq autres devaient être sélectionnés en raison de leur compétence en matière économique, sociale, de concurrence ou de consommation. Un élément de taille puisque cela garantit une certaine indépendance vis-à-vis des milieux et des intérêts économiques. Et signe de son autonomie vis-à-vis du pouvoir exécutif, le gouvernement ne devait être représenté que par un seul représentant choisi par le premier ministre. Toutes ces dispositions avant-gardistes contenues dans ce projet de loi n’ont pas été retenues et la loi 06-99 adoptée en 2000 a réduit les prérogatives du conseil à une peau de chagrin.
Hakim CHALLOT