C’est un «personnage» très discret! L’Agence judiciaire du Royaume (AJR) a été créée par un dahir qui date des années 1920 et a été placée sous la tutelle du ministre des Finances. Malgré sa discrétion, l’avocat de l’Etat ne cultive pas la langue de bois.
Le préambule de son dernier rapport d’activité donne le ton: «L’administration continue à générer un volume très important de contentieux, près de 11.000 nouvelles affaires prises en charge par l’AJR en 2008». Ce chiffre ne prend pas en compte la totalité du contentieux. Car, si l’affaire «ne comporte pas d’enjeux pécuniaires, l’Agence n’est pas appelée en cause pour représenter l’Etat. Elle ne reçoit pas de convocation lorsque l’administration se défend elle-même ou lorsqu’elle fait appel à un avocat», précise Mohammed Hammoumi, chef de service des études juridiques.
Les administrations ont encore «du chemin à faire pour une meilleure conformité avec la lettre et l’esprit de la loi…», selon le rapport. La messe est dite.
Ce constat, nous l’avons également relevé en traitant les chiffres des jugements rendus par les juridictions administratives (cf.www.leconomiste.com, édition du 17 décembre 2009). La montée en puissance du contentieux administratif a des soubassements liés à «un problème de formation», à une «ignorance de la loi»…
C’est ce que traduise sournoisement la majorité des organigrammes ministériels: des directions juridiques rachitiques, des rapports hermétiques avec les administrés…
Certes, l’administration peut être traduite en justice, mais elle intente des procès aussi. Dans la majorité des cas, c’est le premier scénario qui prime. Le rapport 2008 de l’Agence judiciaire donne encore plus de visibilité.
Un chiffre d’abord, 16.220 dossiers traités en 2008. Un palmarès ensuite, Finances (plus de 32%), Primature (15,41%) et Intérieur (10,37%), Education, Défense nationale sont en tête des ministères ayant eu le plus grand nombre de contentieux. Si la Primature vient en seconde position, c’est parce qu’elle est le principal représentant légal du gouvernement.
· Lignes directrices
Un rapport de 32 pages et divisé en quatre parties. L’Agence judiciaire du Royaume relate ainsi le traitement du contentieux, les activités support et appui, quelques jurisprudences, puis les réalisations et perspectives de son plan d’action stratégique. Ce document livre donc les «caractéristiques des nouvelles affaires prises en charge en 2008», leur ventilation… Sans oublier aussi les dossiers ayant été classés via un règlement amiable et les activités de conseil et prévention risque juridique.
Quelques détails croustillants aussi sur la gestion des honoraires des avocats (1.370 notes d’honoraires, soit près de 3,4 millions de DH), l’exécution des décisions de justice et la récupération des débours de l’Etat. Pour les mordus de la jurisprudence, l’on relève 4 décisions traitant notamment de la présomption prouvant le caractère du domaine forestier ou encore l’étendue des compétences de l’agent judiciaire…
· Près de 11.000 contentieux
Des hauts et des bas. Plus de 14.600 litiges en 2004 contre 10.993 en 2008.
Ces statistiques traduisent certes une baisse, mais à nuancer. Le contentieux administratif continue à progresser: de plus de 4.800 à 6.272 affaires.
Entre 2007 et 2008, certains litiges montent en flèche: recours en annulation pour excès de pouvoir, des affaires pénales, litiges forestiers, expulsions des logements administratifs…
D’autres ont, en revanche, régressé en 2008: atteinte à la propriété privée, législation sociale (accidents de travail…), responsabilité contractuelle et délictuelle de l’Etat, contentieux électoral…
Pour ce dernier cas, les élections législatives se sont tenues en 2007. Elles ont débouché sur un lot de recours en annulation contre les candidats-vainqueurs: 28 contentieux électoraux en 2007 contre 5 en 2008. Il faut croire qu’avec les élections communales de juin 2009, ces chiffres vont remonter la pente
Au-delà des réserves politiques et juridiques que l’on peut formuler à l’égard de ces élections, le recours à la justice reste en soi un indice de salubrité… électorale.
Concernant des litiges administratifs traités par l’Agence judiciaire, un recoupement avec les statistiques du ministère de la Justice s’impose.
· Excès de pouvoir, la hantise
En 2008 toujours, l’expropriation pour cause d’utilité publique (2.231), responsabilité administrative (1.885), impôt (1.629), abus de pouvoir (1.252), recouvrement des créances publiques (276), contrats administratifs et marchés publics (249)… figurent en tête des litiges enregistrés auprès des tribunaux administratifs. Les juridictions administratives de Rabat et les tribunaux de Casablanca, Fès, Meknès et Oujda statuent dans plus de 95% des litiges. Sachant que le ministère de la Justice ne prend pas en compte la circonscription judiciaire de Marrakech qui dispose pourtant de la seconde des deux uniques cours d’appel administratives. Dans les deux cas, les affaires liées à un excès de pouvoir sortent du lot. C’est donc à juste titre que le rapport de l’Agence judiciaire du Royaume met l’accent sur «la promotion d’une bonne gouvernance juridique pour se prémunir contre les contentieux et soulager les tribunaux».
La répartition par type de contentieux livre d’autres indices. Sur les 10.993 dossiers pris en charge par l’AJR en 2008, près de la moitié concerne le contentieux fiscal, l’atteinte à la propriété privée, les litiges sociaux et le recours en annulation pour excès de pouvoir… Et là aussi le constat du ministère de la Justice et de l’Agence se rejoint: l’impôt, la propriété et le pouvoir enfantent les procès.
· Le boom des règlements amiables
Sans évoquer le cas des juridictions d’exception (tribunaux militaires…), notre droit distingue entre deux ordres juridictionnels : judiciaire (civil, pénal…) et administratif.
En 2008, c’est ce dernier qui a la plus grosse part des dossiers ouverts par l’AJR (57%). Avec une hausse d’à peine 0,21%, les litiges «relevant de l’ordre judiciaire ont quasiment stagné entre 2007 et 2008».
Ce sont surtout les procédures extra-judiciaires qui ont «significativement augmenté, près de 72% par rapport à 2007». cela s’explique par la hausse des dossiers traités au comité du contentieux. Ce n’est pas pour rien que les règlements amiables sont considérés en Extrême-Orient comme «la médecine douce du droit». Avec des avantages aussi: moins coûteux, moins longs et surtout confidentiels…
En les incluant (règlements à l’amiable) dans leurs contrats, les multinationales donnent des indices. Le recours en hausse aux modes alternatifs des règlements des litiges indique aussi que les investisseurs n’ont pas assez confiance dans nos juridictions nationales.
· Exécution des jugements
D’après le chef de service juridique de l’AJR «plusieurs facteurs peuvent entraver l’exécution des jugements prononcés à l’encontre de l’administration. C’est le cas de «l’insuffisance des crédits alloués à l’exécution des jugements dans certains départements et collectivités locales». D’autant plus que «le paiement de toute dépense publique suit une procédure complexe et longue» ou encore «difficulté d’identifier de manière précise l’autorité ou l’administration tenue d’exécuter la décision lorsque le dispositif du jugement n’est pas clairement établi»… Ce qui entraîne indirectement un déni de justice.
L’Agence se charge uniquement des décisions prises par le comité du contentieux et des jugements et arrêts qui condamnent l’Etat et engagent le budget du Trésor public. «Quatre affaires ont été traitées, dont une portant sur une décision de justice». Le rapport ne donne pas de détail. Par contre «neu
f jugements en faveur de l’Etat ont été exécutés et portent sur un montant de près de 5,3 millions de DH». Soulignons que l’AJR gère le contentieux, mais ne le génère pas. Elle vient ainsi à la fin de la chaîne et n’a donc pas assez de marge de manœuvre pour endiguer le risque juridique…
· Source de gain
Le rapport de l’AJR livre ainsi une image sur l’évolution de l’administration et de ses pratiques surtout. Si les statistiques ne rendent pas compte de la totalité des contentieux, «ce n’est pas par omission». Car collectivités locales, établissements publics et ministères ne sont pas tenus de communiquer à l’Agence tous les chiffres. C’est le cas notamment quand ils prennent eux-mêmes en charge leur défense.
Du coup, l’image révélée par le rapport demeure quelque peu floue: les statistiques non communiquées chambouleraient le classement. Une chose est sûre, le rapport pousse à consolider «la notion de légalité dans la prise de décision». Il devient un instrument de compétitivité entre les administrations d’abord (ce qui poussera les mauvais élèves à ce ressaisir) et pour le pays ensuite. Le droit demeure une source de gain: l’intelligibilité de la loi et la cohérence de la jurisprudence captent aussi les investisseurs.
F. F.