Les rapports d’échanges dans la société d’information ne peuvent se faire qu’en empruntant le réseau des réseaux. Or, un tel emprunt implique l’intervention de plusieurs opérateurs techniques appelés généralement «prestataires des services Internet».
Cette implication, bien que technique, suscite une question importante, relative à la responsabilité de ces prestataires des services Internet lorsque, notamment, le contenu circulant sur le réseau auquel ils donnent accès comporte des éléments incriminés par la loi pénale ou occasionne un préjudice à autrui susceptible de donner lieu à réparation.
En pareilles situations, les prestataires des services Internet peuvent-ils être inquiétés en dépit du fait que leur rôle se limite en principe, à un rôle purement technique ? Y a-t-il en droit marocain un régime juridique général dédié à la responsabilité des prestataires des services Internet ?
En vu de répondre à ces interrogations, il est nécessaire de partir d’un constat qui permet de souligner qu’en droit marocain, il n’existe pas un régime juridique général permettant de répondre de manière générale à la première interrogation posée.
Deux situations de responsabilité des prestataires des services Internet peuvent se présenter : la situation où le législateur marocain a prévu expressément, dans certains cas, un régime spécial de responsabilité réservé aux prestataires des services Internet et la situation où le droit marocain a préféré relever la responsabilité des prestataires des services Internet, en dehors des cas prévus par le régime spécial de responsabilité de ces prestataires, du régime général de responsabilité.
En droit marocain, le seul texte particulier qui s’intéresse à la responsabilité des prestataires des services Internet demeure la loi n° 34-05 modifiant et complétant la loi n° 2-00 relative aux droits d’auteur et droits voisins. Mais cette loi n’a qu’une portée spéciale, dans la mesure où elle ne défi nit les conditions de la responsabilité des prestataires de services Internet qu’en matière de violation des droits d’auteur et des droits voisins. Elle institue un régime spécial de responsabilité des prestataires des services Internet qui ne peut être étendu au-delà du champ des violations des droits d’auteur et des droits voisins qui lui est assigné, à défaut d’un texte de loi réalisant expressément cette extension.
Deux conditions doivent être remplies pour que la responsabilité prévue par la loi n°34-05 puisse être engagée à l’encontre d’un prestataire de services Internet.
a) 1ère condition : Etre prestataire de services au sens de la loi n°34-05
Au sens de la loi n°34-05 est «prestataire de services» tout prestataire ou opérateur d’installations pour des services en ligne ou pour l’accès à des réseaux, y compris un prestataire de transmission, d’acheminement ou de connexion pour les communications numériques en ligne, sans modifi cation du contenu, entre les points spécifi és par l’utilisateur de la matière, à son choix. Il s’agit notamment des prestataires d’accès, des hébergeurs au sens large…etc.
b) 2ème condition : Avoir commis en tant que prestataire de services Internet l’un des actes qui suivent :
1) Entraîner, encourager, causer ou contribuer de manière substantielle à toute violation des droits d’auteur ou des droits voisins commise par une autre personne, après avoir été au courant ou avoir eu des raisons valables d’être
au courant de cette violation. La responsabilité dans ce cas sera une responsabilité civile ;
2) Entraîner, encourager, causer ou contribuer de manière substantielle et délibérée à toute violation des droits d’auteur ou droits voisins commise par une autre personne. La responsabilité sera, dans cette hypothèse, une responsabilité pénale.
3) Avoir le droit de superviser ou de contrôler les violations des droits d’auteur ou droits voisins commises par une autre personne tout en détenant directement un intérêt fi nancier dans l’activité illicite. La responsabilité sera une responsabilité civile.
4) Superviser ou contrôler délibérément toute violation des droits d’auteur ou des droits voisins commise par une autre personne, et avoir directement un intérêt financier dans cette activité. La responsabilité sera, dans ce cas, une responsabilité pénale.
Le prestataire des services Internet peut bénéficier des limitations de responsabilité prévues par la loi n°34-05, sous certaines conditions, lesquelles, si elles sont toutes réunies, font obstacle à la mise en jeu de la responsabilité du prestataire.
a) Quelles sont les conditions pour bénéficier des limitations de
responsabilité ?
Plusieurs conditions doivent être réunies pour éviter la responsabilité prévue par la loi n°34-05 en matière de violations des droits d’auteur ou droits voisins commises par l’entremise de systèmes ou de réseaux contrôlés ou exploités par un prestataire des services Internet ou en son nom.
1) Le prestataire de services Internet ne doit avoir ni le contrôle, ni l’initiation, ni le pouvoir de direction des violations commises ;
2) Il ne doit pas prendre l’initiative de la transmission de la matière et de la sélection de la matière ou de ses destinataires, sauf dans la mesure où le renvoi des utilisateurs ou l’établissement d’un lien à un emplacement en ligne au moyen d’outils de localisation d’information, y compris les liens hypertexte et les répertoires, comporte intrinsèquement une forme de sélection.
3) Il doit prévoir et mettre en oeuvre une procédure de résiliation, dans des conditions appropriées, des comptes des récidivistes en matière de violations des droits d’auteur ou droits voisins ;
4) Il doit se conformer et s’abstenir d’interférer avec les mesures techniques standards de protection et d’identifi cation de la matière protégée par le droit d’auteur ou les droits voisins, élaborées suite à un consensus entre les titulaires des droits d’auteur et des droits voisins et les prestataires de services.Ces mesures doivent être disponibles à des conditions raisonnables et non discriminatoires et ne doivent pas imposer des frais substantiels aux prestataires de services ou des contraintes substantielles pour leurs systèmes ou réseaux.
5) Les fonctions à propos desquelles les limitations de responsabilité
peuvent jouer sont les suivantes :
âš la transmission ou l’acheminement de la matière ou la fourniture de connexions pour cette matière, sans modification de son contenu, ou le stockage intermédiaire et temporaire de ladite matière au cours
de ces opérations ;
âš la mise en mémoire cache effectuée par un processus automatique. Le prestataire ne bénéficie, dans ce cas, des limitations de sa responsabilité, que sous réserve des conditions suivantes :
â–² il ne doit autoriser l’accès à la matière placée en mémoire cache dans une mesure significative qu’aux utilisateurs de son système ou réseau qui satisfont aux conditions d’accès des utilisateurs à ladite matière ;
â–² il doit se conformer aux règles concernant le rafraîchissement, le rechargement ou autre mise à jour de la matière placée en mémoire cache, lorsque ces règles sont précisées par la personne mettant la matière en ligne, conformément à un protocole de communications des données généralement admis pour le système ou réseau ;
â–² il ne doit interférer avec les mesures techniques standard utilisées au niveau du site d’origine que pour obtenir des informations sur l’emploi de la matière et ne doit pas modifi er le contenu de celle-ci dans sa transmission subséquente aux utilisateurs ;
â–² il doit agir dans les plus brefs délais, sur réception d’une mise en demeure effective relative à une allégation de violation des droits d’auteur ou droits voisins, pour retirer la matière placée en mémoire cache ou désactiver l’accès à la matière qui a été retirée du site d’origine.
âš le stockage sur commande d’un utilisateur résidant sur un système ou un réseau contrôlé ou exploité par le prestataire des services ou pour lui. Les limitations de la responsabilité du prestataire ne joueront, dans cette hypothèse, que si les conditions cumulatives suivantes sont remplies :
â–² ne pas tirer un bénéfi ce fi nancier directement attribuable à l’activité portant violation des droits d’auteur ou droits voisins, dans les circonstances dans lesquelles le prestataire a le droit et la capacité de contrôler cette activité ;
â–² agir dans les plus brefs délais pour retirer la matière hébergée sur son système ou réseau ou pour désactiver l’accès à cette matière lorsque le prestataire a effectivement connaissance de la violation des droits d’auteur ou droits voisins ou qu’il prend connaissance de faits ou de circonstances desquels il ressort qu’il y a violation des droits d’auteur ou droits voisins, notamment par une mise en demeure effective d’allégations de violation des droits d’auteur ou droits voisins;
â–² et désigner publiquement un représentant chargé de recevoir les mises en demeure. Un représentant est publiquement désigné pour recevoir les mises en demeure au nom d’un prestataire de services si son nom, son adresse physique et électronique et son numéro de téléphone sont affi chés sur une partie accessible au public du site Internet du prestataire de services ainsi que sur un registre accessible au public par internet.
âš le renvoi des utilisateurs ou l’établissement d’un lien à un emplacement en ligne au moyen d’outils de localisation d’information, y compris les liens hypertexte et les répertoires. Les limitations de la responsabilité du prestataire ne s’appliqueront, dans cette situation, que sous les mêmes conditions cumulatives prévues en matière de stockage sur commande d’un utilisateur.
b) Qu’advient-il lorsque le bénéfice des limitations de la responsabilité profite aux prestataires des services Internet ?
Lorsque les limitations de la responsabilité bénéficient au prestataire, le tribunal pourra ordonner:
1) soit la résiliation des comptes précisés soit l’instauration des mesures raisonnables pour bloquer l’accès à un emplacement en ligne situé à l’étranger, lorsque le rôle du prestataire consiste uniquement dans la transmission ou l’acheminement de la matière ou la fourniture de connexions pour cette matière, sans modifi cation de son contenu, ou dans le stockage intermédiaire et temporaire de ladite matière au cours de ces opérations.
2) soit ordonner l’enlèvement de la matière portant violation des droits d’auteur ou droits voisins ou la désactivation de son accès, la résiliation des comptes précisés, et toutes autres mesures que les tribunaux pourront estimer nécessaires, sous réserve que ces mesures soient les moins contraignantes pour le prestataire de services parmi les mesures présentant une efficacité analogue, et ce, lorsque le prestataire s’est contenté d’assurer :
âš soit la mise mémoire cache effectuée par un processus en automatique ;
âš soit le stockage sur commande d’un utilisateur résidant sur un système ou un réseau contrôlé ou exploité par le prestataire de services ou pour lui ;
âš soit le renvoi des utilisateurs ou l’établissement d’un lien à un emplacement en ligne au moyen d’outils de localisation d’information, y compris les liens hypertexte et les répertoires. Toutes les mesures ordonnées par le tribunal doivent tenir compte de la contrainte relative imposée au prestataire de services et du dommage causé au titulaire des droits d’auteur ou des droits voisins, de la faisabilité technique et de l’efficacité de la mesure, et envisager
la disponibilité de méthodes d’exécution d’efficacité comparable mais moins lourdement contraignantes. Sauf pour les ordonnances assurant la conservation des preuves, ou celles qui n’ont pas d’effets négatifs majeurs sur l’exploitation du réseau de communications du prestataire des services, les mesures prévues ne sont disponibles que lorsque le prestataire des services aura été notifié dans les formes et conditions prévues par le code de procédure civile. Les limitations de la responsabilité des prestataires des services Internet consistent en leur exonération de toute responsabilité.
Lorsque la responsabilité d’un prestataire des services Internet est évoquée, en dehors des cas de violation des droits d’auteur et des droits voisins, il n’y a pas lieu de faire application du régime spécial de la responsabilité des prestataires des services Internet dont les grands traits sont exposés ci-dessus.
Sommes-nous, dans cette hypothèse, en présence d’un vide juridique ? La réponse à cette interrogation ne peut être faite que par la négative, car si la responsabilité des prestataires des services Internet est à traiter en dehors des cas de violation des droits d’auteur et des droits voisins, il y a lieu de se référer au régime général de responsabilité; c’est-à-dire à ce qui est communément désigné «le régime de responsabilité du droit commun», pour y puiser les solutions à appliquer.
Cela signifie que les prestataires des services Internet peuvent se trouver responsables civilement ou pénalement ou civilement et pénalement, même si leur rôle s’est limité à un rôle purement technique, si les différentes conditions des responsabilités civile et pénale sont remplies au sens du droit commun. C’est dire donc à quel point le régime général de responsabilité appliqué à la responsabilité des prestataires des services Internet est sévère et inadapté ; sévérité et inadaptation ayant été, d’ailleurs, à l’origine de la conception au Maroc du régime spécial de responsabilité des prestataires des services Internet en matière de violations des droits d’auteur et des droits voisins et de la mise en place à l’étranger d’un régime spécial de responsabilité dérogeant
au régime de droit commun et dédié aux prestataires des services Internet, quelles que soient l’origine et la nature de la cause de leur responsabilité en milieu cybernétique.
Le temps n’est-il pas venu d’introduire en droit marocain un dispositif légal global et spécifique traitant des questions de la responsabilité des prestataires des services Internet de sorte qu’il n’y ait plus de dualité de régimes de responsabilité, régime spécial en cas de violations des droits d’auteur et des droits voisins et régime général pour les autres cas. Ce régime légal global et spécifique pourrait être conçu à l’image de celui en vigueur dans les législations européennes où les prestataires des services Internet, notamment les fournisseurs d’accès, assument au moins deux catégories d’obligations :
âš les obligations destinées à faciliter l’identification des auteurs des
infractions commises sur Internet: l’obligation de conserver les données
d’identification et de connexion, l’obligation de communiquer les données d’identification et de connexion aux autorités judiciaires et l’obligation d’identification de l’éditeur de services de communication au public en ligne ;
âš les obligations permettant de lutter contre lesdites infractions: l’obligation de lutter contre la contrefaçon dans les messages publicitaires, l’obligation d’informer et de proposer aux clients des logiciels de contrôle parental, l’obligation de mise en place d’un dispositif de signalement du contenu odieux, la lutte contre les jeux d’argent illicites, l’obligation de retirer automatiquement
un contenu illicite. C’est à ce prix que le droit marocain intégrera les standards internationaux en matière de responsabilité des prestataires des services Internet et assurera l’uniformisation de ses outils par rapport à ces standards, impératif dicté par la trans-nationalité du réseau Internet et la nécessité d’unifier la perception des rapports qui se nouent à travers le Net et de leurs effets négatifs et positifs.
PAR ABDELKADER AZARGUI (BDO)
Source : Challenge Du 6 au 12 février 2010